1 mars 2008

Des nombreux économistes qui ont travaillé pour les Nations Unies, Hans W. Singer a été celui qui a joué le r?le le plus actif, et dans le plus grand nombre de départements de l'Organisation1. Durant ses 22 ans de carrière à l'ONU, il a travaillé au Département des affaires économiques et sociales (DAES), a aidé à jeter les bases du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) par ses travaux sur le Fonds spécial de l'ONU et le Programme élargi d'assistance technique (PEAT), a contribué aux activités du Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF), a apporté son savoir-faire intellectuel au Programme alimentaire mondial (PAM) et a également travaillé à la Commission économique pour l'Afrique (CEA), la Banque africaine de développement (BAD), la Conférence de l'ONU sur le commerce et le développement (CNUCED), l'Institut de recherche de l'ONU pour le développement social (UNRISD) et l'Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI).


En fait, sa collaboration avec les Nations Unies a commencé en milieu de carrière. Avant d'entrer à l'ONU en 1947, à l'?ge de 37 ans, sa carrière était déjà bien établie dans le monde universitaire britannique. Il avait enseigné l'économie à Manchester et à Glasgow et mené une variété d'activités de recherche. Quand il a quitté l'ONU en 1969, à l'?ge de 59 ans, il a débuté une troisième et longue carrière d'économiste à l'Institut d'études sur le développement à l'université de Sussex où, en plus de ses travaux de recherche et d'autres ouvrages, il a continué à mettre ses compétences au service de l'ONU - cette fois pour atteindre un cercle encore plus vaste :

l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), l'Organisation internationale du travail (OIT), l'Organisation pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), le Programme de l'ONU pour l'environnement (PNUE), la Commission économique pour l'Amérique latine et les Cara?bes (CEPALC)*, l'Institut de l'ONU pour la formation et la recherche (UNITAR), le PNUD, la Banque islamique de développement (BID) et l'Organisation mondiale de la santé (OMS), ainsi que le secrétariat du Commonwealth et de nombreux gouvernements. Il a donné sa dernière conférence à la BID - sur les raisons du pourcentage de l'aide établi à 0,7 % - une semaine avant ses 95 ans. Son dernier article - un hommage à l'économiste brésilien Celso Furtado - a été publié peu de temps avant sa mort en février 2006, à l'?ge de 95 ans.


Quels que soient les domaines où il a travaillé, Hans Singer a toujours fait preuve d'une grande créativité et d'une grande versatilité, qu'il s'agisse d'analyser en détail les questions sous-jacentes aux problèmes mondiaux ou de faire des propositions pour promouvoir le développement politique et institutionnel afin d'assurer des solutions à long terme. Mais il n'était pas enfermé dans une tour d'ivoire. Sa capacité à établir et à maintenir des relations de travail avec ses collaborateurs dans chaque institution était légendaire. Dans de nombreuses institutions de l'ONU, il était considéré comme ? notre expert en économie ? par des gens ignorant qu'il faisait l'objet de la même admiration dans quatre ou cinq autres bureaux des Nations Unies.


Quand Singer est entré aux Nations Unies, il avait derrière lui une brillante carrière universitaire. Il avait fait des études à Bonn University sous l'égide de l'économiste de renommée mondiale Joseph Schumpeter, mais avait été obligé de fuir en 1933 à cause de la montée du nazisme. J. Schumpeter écrivit à un économiste encore plus reconnu, John Maynard Keynes, pour recommander cet étudiant brillant. Hans Singer a été rapidement invité à continuer ses études à Cambridge, en bénéficiant d'une bourse d'études. Il a obtenu son doctorat d'économie à Cambridge - la quatrième personne à obtenir ce prestigieux dipl?me - dans ce qu'il a qualifié plus tard un paradis pour la recherche : ? Cambridge était le centre de l'univers, King's College était le centre de Cambridge et Keynes était le centre de King's. ?


Après Cambridge, Singer a entrepris avec deux autres chercheurs une étude sur le ch?mage durant les années de crise économique et de ch?mage massif en Grande-Bretagne. Cette expérience a eu un effet profond et durable sur ses travaux ultérieurs et sa carrière. Avec David Owen, qui deviendra le premier directeur du Département des affaires économiques de l'ONU, et Walter Oakeshott, il a étudié les dures réalités du ch?mage dans cinq villes de Grande-Bretagne, partageant la vie de familles pauvres et constatant de première main les conséquences psychologiques et morales, ainsi que physiques, du ch?mage. Cette expérience a donné lieu à une étude intitulée, Men Without Work, où ces divers aspects sont soulignés2. Cette prise de conscience des co?ts humains et des tragédies humaines causées par le ch?mage a été une profonde motivation pour ses activités ultérieures avec l'OIT.


Quand Hans Singer est entré au Département des affaires économiques de l'ONU en 1947, il s'est rapidement penché sur les termes de l'échange entre les pays en développement et les pays développés, mettant en évidence la détérioration à long terme, résultats qu'il a partagés avec Paul Prebisch de la CEPALC*. Cette collaboration a donné lieu à la fameuse thèse Prebisch-Singer expliquant comment cette tendance entraíne des inégalités mondiales et présentant des conclusions pour la politique internationale. Pendant cette période, Hans Singer a mis ses activités de c?té pendant plusieurs mois pour rédiger, à la demande de Maurice Pate, le Directeur exécutif de l'UNICEF, un rapport sur le R?le des enfants dans le développement économique. Peu après, il a travaillé à l'élaboration de documents pour que le Comité envisage l'établissement de SUNFED - la proposition pour la création du Fonds spécial de l'ONU pour le développement économique - afin d'accorder aux pays en développement des prêts à des taux d'intérêt bas. ? l'initiative de Hans Singer, le Fonds spécial fut baptisé SUNFED au lieu d'UNFED !


Bien que l'idée d'accorder aux pays plus pauvres des prêts à des taux d'intérêt bas soit maintenant acceptée depuis longtemps, cette proposition a été à l'époque très critiquée. Eugene Black, le Président de la Banque mondiale, a dénoncé l'idée comme étant ? peu judicieuse ? et allant contre les intérêts des pays pauvres. Les conservateurs américains ont qualifié la proposition de ? plan socialiste de l'ONU pour désarmer et ruiner les ?tats-Unis ?. Hans Singer a fait l'objet d'attaques personnelles de la part du sénateur Joseph McCarthy - dont sa famille et lui ont gravement souffert.


Toutefois, en 1958-1959, les ?tats-Unis ont fait volte-face. L'idée a été acceptée, mais à condition que le nouveau projet fasse partie de la Banque mondiale. C'est ainsi qu'est née l'Agence de développement international (ADI), qui est toujours opérationnelle. Quant aux Nations Unies, elles ont créé le Fonds spécial, qui a fusionné quelques années plus tard avec le PEAT pour devenir le PNUD. Ce sont des exemples où des idées et des propositions de l'ONU, rejetées initialement comme étant insensées ou même dangereuses, ont été reconnues, puis adoptées et mises en ?uvre. De nombreux autres exemples sont mentionnés dans l'Histoire intellectuelle de l'ONU3.


Pendant les années 1960, Hans Singer a participé à de nombreuses autres activités de l'ONU. Il a pris part au projet ? Livre Bleu ? visant à proposer des mesures concrètes pour la première Décennie du développement de l'ONU, a jeté les bases de l'aide alimentaire et du PAM, a contribué au projet de la BAD et a été le premier Directeur de l'UNRISD, puis le premier Directeur de recherche à l'ONUDI. Pendant cette période, il a aussi publié des articles analytiques et politiques sur un large éventail de questions liées à l'ONU, développant l'idée de fongibilité et expliquant donc pourquoi les tentatives de focaliser l'aide sur des objectifs étroits sont généralement vouées à l'échec.

Quand Hans Singer a mis fin à sa carrière à l'ONU en 1969, David Owen lui a rendu un hommage digne d'être cité, en particulier pour la pertinence de sa dernière phrase. ? Hans est un être remarquable, un économiste de réputation mondiale, un concepteur d'une productivité prodigieuse, une source inépuisable d'idées stimulantes dans presque tous les domaines (pourvu que le développement économique et le bien-être des enfants soient impliqués de quelque fa?on) et la preuve qu'un fonctionnaire civil international peut jouer un r?le créatif dans la t?che immense qui consiste à changer les politiques des nations. ?


Après les Nations Unies, Hans Singer a poursuivi sa carrière pendant 37 ans, partageant ses activités entre la recherche, les services de consultant et l'enseignement. La plupart des publications publiées sous son nom datent de cette période, ses articles pour l'ONU étant pour la majorité publiés anonymement. Ses contributions durant sa vie n'en sont pas moins prodigieuses : plus de 450 publications, y compris plus de 80 rapports pour les 13 organisations de l'ONU, de nombreux autres destinés aux gouvernements et aux organisations non gouvernementales et 260 articles, dont un grand nombre pour des publications universitaires. Comme le mentionne John Shaw dans sa biographie minutieuse et complète, ?l'envergure, la dimension et la diversité ? de ces publications sont tout à fait remarquables.


L'impact analytique et politique des travaux de Hans Singer a été considérable. La thèse Prebisch-Singer a changé à jamais la manière de voir et d'analyser les échanges commerciaux entre les pays riches et les pays pauvres, les pays puissants et les pays faibles. Après avoir été longuement débattue, cette thèse est aujourd'hui généralement acceptée - et même avant d'être acceptée elle avait cependant un poids important. Les contributions de Hans Singer à l'élaboration d'agendas politiques sont trop nombreuses pour les résumer. Son sens subtil de l'analyse, sa créativité et son engagement l'ont amené à explorer toutes les possibilités, même par les parties réticentes. Je me souviens d'une discussion dans les années 1970 au cours de laquelle Hans Singer expliquait les avantages des propositions pour le Fonds commun, présentant les arguments pour obtenir le soutien britannique. Le représentant britannique a commenté en disant que, ? de toute fa?on, nous ne pensons pas que le fonds verra le jour ?, ce à quoi Hans Singer a immédiatement répondu : ? Alors vous pouvez apporter sans risque votre appui financier ! ?. Presque tous ces travaux pour les institutions de l'ONU se concluaient par des recommandations spécifiques et concrètes.


De par son style clair et ses idées pertinentes, ses articles ont eu un impact ultérieur important - un point autour duquel mobiliser l'intérêt. Cela a caractérisé ses articles sur les sciences et la technologie, l'emploi, la redistribution de la croissance, l'allègement de la dette et les arguments pour augmenter l'aide à hauteur de 0,7 %. Enfin, certaines de ses meilleures idées ont été adoptées par les institutions - par exemple, ses idées sur l'aide alimentaire par le PAM, sur le développement social par l'UNRISD, sur la stratégie industrielle par l'ONUDI, sur la stratégie élargie du développement par le PNUD et, bien s?r, les idées de Prebisch et de Singer sur le commerce et la technologie, qui continuent d'être au centre des travaux de la CNUCED.


Tout au long de sa vie professionnelle, Hans Singer a été un internationaliste engagé qui a soutenu l'ONU. Petit de taille, modeste dans son style, mais pourvu d'une grande intelligence et d'une grande créativité, sa remarquable capacité à s'attaquer aux problèmes mondiaux de l'injustice et de la pauvreté offre des exemples à tous les économistes qui interviennent dans le domaine international et est une inspiration pour les organismes de l'ONU. Lors du service de commémoration, Kofi Annan, l'ancien Secrétaire général de l'ONU, l'a décrit comme ? un vrai pionnier et une grande figure de l'économie du développement ?, dont les travaux continuent de guider aujourd'hui un nombre important d'entités de l'ONU, du Secrétariat à l'UNICEF en passant par le PAM. Il laisse l'héritage le plus précieux qui soit, à savoir une mine de connaissances qui ne fera que renforcer la cause du développement pour de nombreuses années à venir, et l'espoir qu'il a offert à ceux à qui il a consacré ses travaux.


Notes



1. Cet article est tiré de l'excellente biographie de D. John Shaw, Sir Hans Singer: The Life and Work of a Development Economist, (Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2002). J'ai également utilisé de nombreux interviews de Hans Singer faisant partie des transcriptions intégrales de l'histoire orale, UN Voices, que l'on peut se procurer auprès du projet Histoire intellectuelle de l'ONU (UNIHP), qui se trouve au Ralph Bunch Institute for International Studies, Graduate Center, City University Graduate Center, New York, ainsi que l'aper?u général des contributions de Hans Singer à l'ONU dans l'ouvrage de John et Richard Toye, The UN and Global Political Economy: Trade, Finance and Development, (Bloomington : Indiana University Press, 2004), volume 5 dans la série de l'UNIPH.
2. De plus amples détails sur les publications de Hans Singer et ceux qui sont cités dans cet article figurent dans l'ouvrage de D. John Shaw, Sir Hans Singer: The Life and Work of a Development Economist, (Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2002), p. 303-37.
3. Voir Richard Jolly, Louis Emmerij et Thomas G. Weiss, The Power of UN Ideas et les autres publications présentées sur le site de l'Histoire intellectuelle de l'ONU ().
FOOTNOTE
? ? l'origine, l'acronyme de la Commission économique pour l'Amérique latine et les Cara?bes était CEPAL. Aujourd'hui, elle est appelée la CEPALC.

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